On avait le vent dans les cheveux, cette chaleur inhabituelle pour la saison hivernale. Je courrais. Seule. Devant tous les autres. La musique vissée dans mes oreilles, je courrais, encore et encore. Toujours un peu plus loin mais jamais assez. J'allais rapidement dans le début de la courbe. Mais le vent me prenait sur le flanc droit, il me retenait sur la ligne devant, face au soleil. Je tenais la moitié, je marchais sur l'autre. Je me laissais jusqu'au prochain plot. Ce supplice sera bientôt fini. Mais il n'enlève rien à la beauté de la journée, du moment, de la nature environnante. Les arbres dénudés se penchent, se laissent prendre au gré du vent. Je continue ma course, la dernière ligne droite et le vent me pousse. J'arrive au départ, je continue encore les quelques mètres à faire après mon plot à moi avec un renoncement distinct, je m'arrête, je marche, je cours à nouveau. Je me force, je passe la ligne avec un effort considérable. J'alète. Voilà, le sifflet. Je l’entends par-dessus la musique entraînante. Dernière. Comme toujours. Le vert s'étend au loin, à l'horizon l'orée de la forêt dans laquelle on courrait l'année précédente. Pourtant c'est si loin tout cela. C'est la fin, au tour de l'autre groupe maintenant. Je retourne vers le bord du terrain, je m’assois, les pieds dans l'herbe. La tête tournée vers le soleil et les arbres qui s'inclinent majestueusement. Lula est là aussi. Elle s'assied près de moi. Je ne la connaissais pas beaucoup à cette époque. Mais ce jour-là, à cet instant, j'en ai appris plus sur elle que je n'aurai pu en apprendre en une trentaine d'années. On s'est ouverte l'une à l'autre. C'était un 7 Janvier que j'ai vraiment rencontrée Lula. Je m'en souviendrais toujours. Rien que son image, je l'emporte au paradis. Elle, souriante, me racontant ses déboires du passé, pourquoi elle dessine, pourquoi elle écrit elle aussi. Pourquoi sa vie est si compliquée. Tout ce qui n'allait pas chez elle, à quel point elle n'aimait pas sa famille. Si j'avais seulement su ce jour là ... Je crois que ça n'aurait rien changé. Elle était étrange. Mais Lula me ressemblait. Je l'ai tout de suite aimée. Dès qu'elle a commencé à tout me dire, à s'ouvrir de l'intérieur et mon montrer un avenir qui se promettait flamboyant. On avait les mêmes problèmes, le même vide dans le coeur et le poids des regrets ou des remords. On écrivait pour les mêmes raisons. Pour échapper à la solitude. C'était tout comme courir, sauf que le poignet ne s'arrêtait jamais lui.
Après ça, on passait du temps ensemble. On allait voir des films, on faisait du shopping en se changeant dans la même cabine, on allait prendre des cafés, on regardait les passants, on dénigrait les filles aux talons vertigineux, elle était simple Lula. Si simple. Elle ne se prenait jamais la tête. On s'est côtoyée des années. On partageait tout. Nos histoires, nos secrets, nos rires, nos peines de coeur. On s'envoyait des lettres même pendant les vacances. Et parfois, on les passait ensemble.
Le seul hic, c'est qu'après l'amour et la joie, l'amitié et la passion, il n'y a rien. Il n'y avait pour moi que la déchéance menant à la mort. Lente. Suicidaire. Du cerveau d'abord, lorsque l'âme se fane et ne se rouvre plus. Lorsqu'elle s'éteint sous des yeux illuminés. Lorsqu'elle avance sans plus avoir de but. Sans avoir l'envie d'en retrouver un. C'est après cette phase que j'ai commencé à me saigner les veines. J'avais horreur des aiguilles, des pointes tranchantes, de tout ce qui touchait à la chair. Comme quoi la passion vous ôte tout bonheur et tout pacifisme. Je suis devenue violente. Je me haïssais de l'aimer à ce point. J'en devenais dépendante. C'était ma meilleure amie Lula.
Lula c'était cette fille dans mon coeur, c'était la première et je m'étonnais moi-même. Ce n'était pas Une fille, non c'était Lula, sans rien d'autre, son nom aussi nu qu'un nouveau-né. Sa peau aussi douce que la surface de l'eau, son âme aussi pure que la mienne déchue. Ainsi que mon intolérance aux vautours qui étaient après ma mienne, était l'égal même de son indifférence.
Un faux pas, une erreur. Une monstrueuse bêtise. En un instant j'avais tout gâché. Tout pris. Tout volé. Et elle, touchée, envolée, apeurée, prise. Au piège, en fait. Je n'étais plus moi-même, elle me poussait vers elle, je ne pouvais pas, à cette époque, mesurer l'influence inimaginable que son corps, son être tout entier possédait de moi. Et j'avais tant à perdre. Bien moins qu'elle c'est vrai. Une étourderie, celle de l'aimer plus que ma propre vie. Oui, sûrement j'aurai tout fait pour Lula. Qu'il s'agisse de me jeter d'un pont, de me baigner nue devant des centaines de gens, de foutre ma vie en l'air. De redescendre dans les profondeurs. Lula était ma vie, elle me l'a prise comme je lui ai volé un baiser. Une erreur. Un accident, non je ne crois pas. Elle m'a fixé, pas sûre dans ses yeux, je m'approchais sans être consciente de mon mouvement, elle m'appelait. Son corps m'appelait et ses lèvres tremblaient. Combien de temps ça aurait pu durer ? Quelques mois, des années, moins d'une semaine jusqu'à quelques secondes. Je n'en avais rien à faire, mais Lula, ma Lula, venait de mourir. Sans innocence, sans pureté, je la souillais.
Oui je souillais ma propre vie, sans le vouloir, elle me rejetait, elle me considérait comme son voleur d'âme, son violeur. Pour un malheureux baiser. La honte, le désespoir, m'ont ralliés à la cause de l'alcool pour oublier Lula qui ne voulait plus me voir, m'entendre, me parler, m'approcher. Elle avait peur de moi et mes veines saignaient du manque de drogue de ma Lula.
Longtemps j'ai vécu dans l'ombre après notre union sacrée interdite entre deux âmes aux corps semblables, au vu d'une société désarmée et en colère devant cet affront suicidaire de ma pauvre part d'adolescente ignorante. Ma déchéance, Lula. Elle, aussi pure que la rosée du matin face à ma haine, mes convulsions de colère et de jalousie maladive. J'étais le cygne noir qui l’habitait elle. J'étais le mal à éradiquer. J'ai sombré dans l'alcool, les véritables drogues, mais rien, absolument aucune substance autre que le sang n'atténuait ma douleur. Je soignais mon mal par le mal, je prenais le besoin de sentir cette blessure profonde dans ma poitrine, sur la surface de ma peau. Et soudain, à chaque réveil je me retrouvais au milieu de coussins éventrés, une douleur sans égal dans mon corps, des bleus, toujours des griffures à des endroits improbable. Je me serais tuée pour elle. Ce qui m'a sauvé n'est pas l'amour. Rien n'a pu me sauver. Je traîne encore cette peine, ce poids, ces remords. Ces regrets.
Ce n'est qu'une rencontre dans le fond. On pourrait la croire sans importance, sans aucun effet sur le monde qui m'entoure. Mais elle représente tout. Mes plus beaux moments et ma déchéance. Elle n'a qu'un nom, c'est Lula. C'est Lula qui s'est ouverte à moi, à qui je me suis ouverte moi, c'est encore Lula qui m'a fait miroiter un bout de son coeur, c'est elle qui a brisé le mien, qui l'a fait volé au-dessus de tous les nuages pour le faire retomber. En miette. Mou et inerte sur un sol de marbre, si dur et si froid. C'est pour Lula que je meurs aujourd'hui. En ce 7 Janvier, cinq ans plus tard. C'est Lula, qui est la cause de mon mal. Qui m'enterrera dans ma tombe, qui ne comprendra jamais ces mots. Elle n'aura jamais ma lettre, parce qu'on l'aura brûlée. On l'aura enterrée avec moi. Peut-être que cela vaut mieux. Ne jamais savoir. Ne pas lui infliger ce fardeau de la peine incommensurable.
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